Quel visage aura la production laitière de notre zone AOP à l’horizon 2030 ?

La Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt de Bourgogne-Franche-Comté a lancé, sous l’égide du Centre d’Étude et de Prospective du Ministère en charge de l’Agriculture et en partenariat avec le CIGC, une réflexion sur les futurs possibles de la production laitière en zone AOP du massif jurassien.

Sur la base de cinq scénarios potentiels, l’étude pousse les enjeux actuels au bout de leur logique et ouvre la voie à une large réflexion autour des décisions d’avenir.

Seul dossier retenu par le Ministère de l’Agriculture dans le cadre de cet appel à projet national, l’étude intitulée La production de lait AOP franc-comtoise : potentialité et dynamiques à l’horizon 2030 s’inscrit dans une démarche prospective originale.
La DRAAF a réuni un groupe d’étude élargi pour imaginer le visage de la production laitière dans la zone AOP du Massif jurassien à l’horizon 2030. Autour de la table, des économistes, des agriculteurs bien sûr, des membres des interprofessions, des chercheurs de l’Inra et de l’Université de Franche-Comté, mais aussi des banquiers et des consommateurs ont élaboré cinq scénarios fictifs, basés sur 31 variables bien réelles identifiées collectivement. Le but ? Représenter tous les enjeux d’avenir des filières AOP du massif jurassien et donner à la filière des éléments de réflexion pour son pilotage à moyen terme.

Pêle-mêle, les scénarios tiennent compte des attentes futures des consommateurs en termes d’équilibre alimentaire, de bien-être animal, mais aussi des aspirations des agriculteurs, de l’évolution du savoir-faire, de l’augmentation du prix du foncier, de la montée de l’individualisme dans notre société, du développement de nouveaux marchés, des impacts environnementaux, de l’évolution des accords économiques internationaux et des normes sanitaires, etc. Il a fallu faire preuve d’une grande capacité de mise à distance du quotidien pour se plonger dans un futur imaginaire mais plausible ! La démarche, qui s’est déroulée sur près d’un an et fera l’objet de réunions de restitution et d’échanges, offre un bon outil de réflexion au CIGC et à ses membres à l’heure de la révision du cahier des charges du Comté. Les cinq « histoires » possibles, présentées dans cette étude dont je vous invite à prendre connaissance, nous amènent tous à réfléchir aux enjeux de filières qui font vivre aujourd’hui près de 2 600 exploitations laitières, 153 fruitières et 15 maisons d’affinage, fleurons des AOP du massif jurassien et de la grande région Bourgogne-Franche-Comté.

Vincent Favrichon, Directeur de la Draaf de Bourgogne-Franche-Comté. (© Photo CIGC/Petit)

1. Scénario « Hygiénisation et déclin » : quand le lait cru tourne au vinaigre

Des crises sanitaires conduisent les consommateurs à rechercher des produits alimentaires aseptisés. Ceux-ci s’orientent davantage vers les fromages au lait pasteurisé. Parallèlement, l’administration impose toujours plus d’analyses microbiologiques sur les produits au lait cru.
En conséquence, l’écart de prix entre lait AOP et standard se réduit de plus en plus et les producteurs de lait AOP s’y retrouvent financièrement de moins en moins. Découragés par les contraintes que le lait cru impose, ils s’en détournent et créent une filière de fromages pasteurisés.
Seuls restent quelques irréductibles, qui durcissent le cahier des charges et font face aux coûts de production élevés. En 2027, seules 20 000 tonnes de Comté sont produites par 700 exploitations au sein de 50 fruitières. Le Comté devient un produit élitiste, réservé aux consommateurs prêts à y mettre le prix.
Finalement, les acteurs de cette filière AOP s’en sortent très bien et les prix se stabilisent. La zone connaît alors une agriculture à deux vitesses : d’une part une production de lait AOP extensive, au cahier des charges contraignant et offrant aux consommateurs un produit très différencié. D’autre part, une agriculture qui s’intensifie, produisant un lait standard et utilisant l’image créée précédemment. Mais très vite, cette dernière, faute de vraie différenciation de son produit qui a perdu sa spécificité issue du lait cru, périclite dans un univers de concurrence dominé par les coûts de production.

• L’avis d’Éric Notz, Directeur du Centre Technique des Fromages Comtois (CTFC) :
«La force du scénario « Hygiénisation et déclin » est de montrer la nécessité de continuer à s’appuyer sur des outils techniques et analytiques collectifs. Cela permet la construction partagée de bonnes pratiques, accompagnant le très grand professionnalisme des acteurs de la filière dans leurs gestes techniques. Le sujet du lait cru doit aussi s’accompagner d’une gestion cohérente de la communication. L’objectif ? Montrer aux consommateurs les bénéfices apportés par les fromages au lait cru pour la santé et le développement d’une économie durable dans nos territoires ruraux.»

Eric Notz (© Photo CIGC/Petit)

2. Scénario du Monopole : l’industrie prend le pouvoir

Le libre-échange demeure le modèle économique dominant et le soutien de la politique européenne à la concentration touche la filière Comté. En quelques années, le nombre de maisons d’affinage diminue de moitié et celui des fruitières du tiers. Une entreprise agroalimentaire financiarisée crée une filiale, Lacomté, qui rachète en deux ans (2021-2022) l’essentiel des maisons d’affi nage et intègre la transformation fromagère à son activité. Un peu plus tôt, en 2019, trois des plus grosses coopératives ont fusionné, couvrant 50 % de la transformation
fromagère et contractualisant avec un tiers des producteurs de lait. Peu à peu, Lacomté prend le pouvoir au sein de l’Interprofession, malgré l’action des syndicats. Le cahier des charges est assoupli, les goûts standardisés et les volumes augmentent grâce au rachat de la grosse coopérative. Bientôt, les prix d’achat du lait baissent et le pouvoir de négociation n’est plus équilibré. Les producteurs fournissent du lait dont ils ne connaissent pas la destination (Comté, Morbier, Mont d’Or ou autres produits non AOP développés sous la marque). En Franche-Comté, les exploitations laitières s’endettent pour s’agrandir et leur nombre chute. L’attractivité du métier d’éleveur laitier s’amenuise …

• L’avis de Philippe Marmier, Directeur du Développement du Marché des Entreprises au Crédit Agricole de Franche-Comté :
«La filière, comme une entreprise, fonctionne sur trois piliers : son actionnariat, sa vision stratégique et sa gouvernance. Pour que tout fonctionne, un alignement de ces trois socles est nécessaire. Le Comté a une stratégie claire et une bonne gouvernance liée au CA des coopératives et au CIGC. Mais la destinée d’une filière si prospère ne peut pas se résumer à son cahier des charges, primordial cependant, et à la tradition. Ce serait prendre des risques dans ce monde qui bouge vite. L’argent peut devenir la première motivation et plus seulement la conséquence d’une filière bien gérée. Il faut donc, pour préserver ce système gagnant pour tous, que les producteurs restent très proches et conservent une relation forte avec l’actionnariat des metteurs en marché, afin de maximiser les chances d’une relation pérenne et durable. Une veille sur les mouvements potentiels des capitaux est souhaitable.»

Philippe Marmier (© Photo CIGC/Petit)

3. Scénario « Individualisme » : quand chacun tire la couverture à soi, tout le monde a froid

Ça marche fort pour le lait et les fromages AOP du massif jurassien. Par conséquent, les acteurs des filières ne perçoivent plus clairement l’importance du collectif et de l’encadrement des modes de production. Ils misent sur le profit immédiat. On assiste à un mélange des genres : des affineurs intègrent des ateliers et des coopératives affinent et commercialisent en direct, notamment via internet. Avec l’abandon des outils collectifs de connaissance des marchés, une opacité se développe au sein de la filière, modifiant grandement les équilibres entre les opérateurs. Tout cela renforce la suspicion, l’individualisme et exacerbe la concurrence chez les metteurs en marché. Les Grandes et Moyennes Surfaces négocient des prix à la baisse entraînant une spirale infernale. Dans les coopératives, happées par la gestion du personnel et la réglementation, on assiste à une perte de savoir-faire, à une standardisation des process. Le caractère artisanal et la diversité des produits AOP en pâtit. Leur image s’industrialise .
Les prix baissent encore, il faut produire plus, on allège le cahier des charges et en 2024, on abandonne les plans de régulation de l’offre. Les volumes d’un Comté devenu banal augmentent de 10 % par an et certains producteurs lancent un Comté fermier vendu en direct, moins cher et aussi bon que le vrai qui a nettement perdu en qualité. Le prix du Comté AOP dégringole encore et avec lui, celui du lait AOP. L’installation est peu dynamique et les pratiques agricoles s’intensifient. Les problèmes environnementaux se multiplient ; en 2029, les autorités sont contraintes de sanctuariser certaines zones, ce qui fait augmenter le prix du foncier. En 2030, l’INAO menace de suspendre les AOP Comtoises, constatant l’échec de la filière à maintenir un lien fort au terroir et au territoire de Franche-Comté.

• L’avis de Denis Michaud, ex-producteur de Comté à Reculfoz et enseignant en économie rurale au lycée agricole de Levier :
«C’est un scénario sombre à redouter … Il nous rappelle que toutes les générations ont fait passer l’intérêt collectif à long terme, avant l’intérêt de chacun à court terme. Nous devons poursuivre dans cette voie, pour la prospérité de notre filière et ne pas laisser glisser la valeur ajoutée vers l’aval, vers les vendeurs finaux. Car le risque est bien celui-là ! Les producteurs ont un rôle essentiel dans la création de la valeur ajoutée de nos fromages : la construction du produit se consolide de génération en génération. Ne levons pas le pied et créons toujours plus de valeur via nos pratiques agricoles, le pâturage, le respect de la biodiversité et globalement du terroir. A ce titre, les scénarios Vert et Haut de gamme, assez proches, me paraissent de bons exemples à suivre. Il faut consolider pour transmettre !»

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4. Scénario « Haut de gamme » : la ruée vers l’or blanc

En 2017, le Comté a choisi la voie du « haut de gamme »: faibles volumes, qualité de fromage optimale, cahier de charges déjà très exigeant et zone AOP inchangée. Ensemble, les acteurs de la filière renforcent le cahier des charges et adossent à la typicité de goût des fromages une image idéale du produit : des fermes familiales structurées de manière à ce que les vaches pâturent et un respect de la potentialité des sols. En 2023, la mesure de limitation de la productivité par hectare est ajustée dans l’objectif d’atteindre le niveau d’autonomie alimentaire de 95 %. La race Montbéliarde et les producteurs de céréales profitent de cette bonne conjoncture. La taille des ateliers est limitée et on invite volontiers à en créer de nouveau. Les marchés se sont internationalisés à tel point que le marché national ne représente plus que 30 % des ventes. En Chine, le Comté connaît un succès fou. Parallèlement, le tourisme rural est florissant.
Au début des années 2020, les tensions éclatent entre le Comté, le Morbier et le Mont d’Or, sur la question de la répartition des volumes de lait totaux produits. Sans possibilité d’accord entre les filières, celles-ci se spécialisent. La production de Morbier, Bleu de Gex et Mont d’Or chute, jusqu’à disparaître. Dans un contexte de prix du lait AOP très élevé, les exploitations se multiplient et font la chasse à l’hectare. Le prix du foncier flambe. La question de la transmission des fermes se pose. Des capitaux extérieurs arrivent dans les exploitations agricoles AOP et préoccupent la filière. L’emploi se développe, de même que le niveau de formation. La zone AOP du massif jurassien fait exception en France : c’est la seule où le nombre d’exploitations agricoles est stable entre 2015 et 2030.

• L’avis de Marc Goux, membre fondateur du collectif SOS Loue et rivières comtoises :
«Cette évolution en produit haut de gamme comporte des atouts pour les acteurs de la filière et des incidences positives pour la biodiversité terrestre et aquatique. Mais les risques sur le foncier sont élevés et difficiles à maîtriser. Il serait regrettable que cette agriculture là sorte du contexte familial qui l’a créée et qui la fait vivre depuis des siècles, pour se mettre à la merci d’enjeux spéculatifs. Le scénario « vert » ou « Excellence environnementale » me semble davantage ancrer l’agriculture solidairement dans son territoire et mieux assurer son avenir.»

Marc Goux (© Photo CIGC/Petit)

5. Scénario « vert » : l’excellence environnementale d’un grand fromage

Dans ce scénario, pour répondre aux attentes des consommateurs et faire face à l’urgence environnementale, le CIGC souhaite intégrer encore plus les mesures environnementales dans le cahier des charges du Comté. Les débats sont vifs … Mais le projet aboutit, en convergence avec les trois autres AOP, en 2022.
L’autonomie des fermes à l’échelle régionale est atteinte grâce à un effort collectif de tous. Des synergies entre les zones AOP et les plaines céréalières se développent, une Montbéliarde rustique s’impose et un paysage bocager se construit. La demande est croissante, tout comme le prix du lait AOP. Les filières mettent en place une stratégie d’augmentation du nombre de producteurs de lait AOP et de nouvelles fruitières sont créées. Après l’atteinte de plafond de productivité au milieu des années 2023, le prix du lait AOP est sur une tendance haussière modérée. La demande de Comté, Morbier, Bleu de Gex et Mont d’Or est toujours forte. Toutefois, les volumes de production ne peuvent être augmentés et sont soumis à des aléas climatiques. Les filières mettent en place des règles communes de régulation de l’offre. La variation dans les volumes commercialisés devient un atout : deux fois par an les produits sont commentés à l’instar des grands vins. On spécule sur la disponibilité. Chaque fois, on crée l’évènement.

• L’avis de Michel Foltete, Président de l’Union agricole comtoise et président de la commission environnement à la chambre d’agriculture :
«On ne peut pas s’affranchir des soucis environnementaux, particulièrement sur notre sol karstique fragile et surtout dans le Comté, produit naturel issu du terroir ! N’ignorons pas la pollution de nos rivières, même si les agriculteurs font office de boucs-émissaires devant ce problème multi-factoriel. On a notre part de responsabilités, ni plus, ni moins, mais ne nous braquons pas. Nous devons respecter les sols et adapter nos pratiques à leur potentiel agronomique. La nature fait bien les choses : amener plus d’éléments nutritifs que nécessaire conduit l’homme à des problèmes de santé. C’est pareil pour la terre. Les agriculteurs avancent, il y a de nouveaux comportements qui s’installent, il faut poursuivre dans cette voie.»

Michel Foltete

CONCLUSION : restons exigeants et solidaires !

Toutes les perspectives d’avenir présentées dans ces pages ne sont pas le fruit de notre imagination débordante ! La situation actuelle de la filière Comté détient en elle toutes ces potentialités.
Quel chemin choisir parmi ces voies possibles ? C’est tout l’enjeu – crucial – des années à venir.
Il est finalement assez facile d’identifier les scénarios vers lesquels nous souhaitons tendre et ceux que nous repoussons. Ce travail prospectif nous rappelle l’importance d’améliorer sans cesse nos pratiques et de rester unis, à l’écoute de chaque maillon de la filière. Il s’agit là de conditions obligatoires pour l’avenir des AOP du Massif jurassien.

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